Yves Paccalet : «Les énergies fossiles sont une forme de suicide collectif.»

Par Yves Paccalet

Je vais vous parler un peu de moi et beaucoup de questions essentielles. J’ai commencé ma carrière d’écologiste et de marin de la marine savoyarde il y a environ 40 ans. C’était en 1972, juste après Mai 68 dont je fus, je l’avoue, l’un des trublions.

Cette année-là, j’ai rencontré le commandant Cousteau, et j’ai embarqué avec lui. Le premier livre que nous avons écrit ensemble était consacré au problème des énergies. Nous savions déjà deux choses essentielles :

Primo, que les combustibles fossiles ne sont pas éternels, et que leur utilisation engendre des pollutions de l’atmosphère et un réchauffement climatique périlleux.

Secundo, que les besoins de l’humanité s’accroissent, et qu’un jour ou l’autre, notre espèce coincera sur la question des énergies.

Nous savions, par ailleurs, que le nucléaire ne pourrait jamais être une solution : le premier livre que j’ai publié sur la question date de 1976, 3 ans avant Three Mile Island, 10 ans avant Tchernobyl.

Nous avions tiré de ces constatations une première leçon :

L’humanité, pensions-nous, devrait se lancer hardiment dans l’utilisation des énergies nouvelles, douces ou renouvelables. Je me souviens avoir défendu, dès cette époque, l’intérêt de l’énergie éolienne offshore, du solaire offshore, de l’énergie des vagues, de celle des courants, de celles des marées, des gradients thermiques ou des gradients de salinité. Je me rappelle nos projets de fermes d’algues marines sur des îles artificielles, qui nous permettraient de compter sur une biomasse gigantesque, convertible en hydrogène ou en nourriture pour les poissons…

La deuxième leçon était que notre espèce avide et imprévoyante doit devenir sobre. Qu’elle a l’obligation de réduire de façon drastique ses consommations d’énergie, si elle veut éviter les scénarios du pire.

Nous savions tout cela, nous l’avons écrit, raconté dans des films, exposé dans des conférences. Nous disions aussi que la société de consommation n’est pas le nec plus ultra du bonheur des hommes, et que la frugalité nous offre des plaisirs conviviaux plus durables que la frénésie de destruction. La « convivialité »… C’était un temps où Ivan Ilitch inventait ce mot, et nous pouvions y croire…

À cette époque, l’humanité comptait 4 milliards d’individus. Nous disions que, pour accomplir dans de bonnes conditions ce que nous appelions déjà la « transition énergétique », nous disposions d’un demi-siècle.

Les quatre-cinquièmes de ce demi-siècle se sont évanouis. Nous ne sommes plus 4 milliards d’humains, mais 7 milliards 200 millions, avec ce qui n’existait pas à l’époque : des pays émergents très peuplés et tout aussi avides de ressources que nous-mêmes…

Nous savons ce qu’il faut faire, et vite : consommer moins d’énergie et accompagner cette mutation en développant résolument les énergies renouvelables.

Nous savons aussi ce qu’il ne faut pas faire.

Je ne reviens pas sur le nucléaire : que chacun de nous se fasse une opinion en imaginant que sa maison se trouve dans la zone interdite de Tchernobyl ou de Fukushima !

Les énergies fossiles nous conduisent à une autre forme de suicide collectif.

Le pétrole se raréfie, et nous croyons malin de le remplacer par du charbon, des schistes bitumineux, des sables asphaltiques ou des gaz de schiste.

Je veux citer un seul chiffre. Il est terrifiant. 400 !

400 quoi ? 400 ppm. 400 parties par million de gaz carbonique dans l’atmosphère. Lorsque les scientifiques ont commencé à mesurer ce paramètre, en 1957, il était de 360. Avant l’ère industrielle, il était de 280. Nous venons de passer les 400.

Les recommandations des spécialistes, répétées et serinées lors de la Conférence des Nations unies de Copenhague, en 2009, étaient que nous ne devons à aucun prix dépasser une hausse de 2 degrés en 2050. Et que, pour obtenir ce résultat, nous sommes dans l’obligation de diviser par deux nos émissions par rapport à ce qu’elles étaient au début des années 1990.

Le fait est qu’en ce moment, nous ne divisons pas par deux nos pollutions : nous les multiplions par le même chiffre. Nous allons quatre fois trop vite, trop fort, trop mal.

Que se passera-t-il si nous persévérons dans cette inconscience ? Nous dépasserons les 2 degrés de réchauffement global en 2050, et nous atteindrons les 4 à 6 degrés en 2100.

Dès lors, nul ne maîtrisera plus rien.

Le phénomène s’est déjà produit, de façon cataclysmique, à la fin de l’ère Primaire, il y a 250 millions d’années. L’homme n’était pour rien dans cet événement : il n’était même pas en projet dans les cartons de l’évolution.

À l’époque, de gigantesques volcans se sont éveillés en Sibérie, en vomissant des nappes de lave (qu’on appelle des « trapps ») plus vastes que la France. Ces cratères ont craché des quantités phénoménales de gaz carbonique. La température de la planète a augmenté de 4 degrés.

C’est alors que s’est produit un rebond terrifiant : les glaces polaires ayant fondu, les océans ont absorbé davantage de chaleur. Les organismes du plancton sont morts à cause de l’acidification des mers : or, ce sont les principaux « puits de carbone » de la Terre. Par ailleurs, de gigantesques quantités de méthane, jusque-là fixées au fond des mers et dans le sol gelé des régions arctiques, ont été rendues à l’atmosphère : or, le méthane est 23 fois plus « efficace » que le CO2 comme gaz à effet de serre…

Résultat : la température de la planète s’est élevée de plus de 10 degrés. D’épouvantables catastrophes écologiques se sont déclenchées.

Plus de 90 % des espèces végétales et animales ont été anéanties…

La plus grande extinction de masse de l’histoire du globe a été provoquée par un réchauffement climatique initial de 4 degrés, suivi d’un rebond implacable à plus de 10.

Nous commençons à entrevoir que tel est l’avenir que nous réservons à nos enfants au XXIe ou au XXIIe siècle.

Parmi les lignées zoologiques disparues, à la fin du Primaire, figurait un groupe de poissons que les paléontologues appellent « cuirassés ».

Malgré leur armure impressionnante, ces animaux ont péri jusqu’au dernier. Si nos persévérions dans l’erreur énergétique, nous pourrions incarner les poissons cuirassés de la grande extinction que nous aurions déclenchée et qui conclurait en farce notre aventure orgueilleuse sur cette négligeable planète.

Je remercie les nobles poissons cuirassés de m’avoir lu.

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